Dylan, 18 ans, éborgné lors de l’acte 24 des gilets jaunes à Montpellier

Crédits photo : Brthrphotos

Ils débarquent, tout sourire, en revenant de la manifestation de ce samedi. Lucie, Émilie, et Dylan, dont le visage juvénile dissimule son œil droit derrière une compresse. Samedi 27 avril, le jeune homme de 18 ans a été la victime innocente d’éclats d’une grenade de désencerclement, sur la place de la Préfecture, lieu habituel de la dispersion des manifestations de gilets jaunes. Il y a trois jours, il a appris qu’il ne recouvrerait jamais la vue du côté droit.

Dylan est un gilet jaune de la première heure. Tout comme Émilie, sa conjointe de 21 ans, et Lucie qui à 30 ans s’occupe de ses trois enfants. Ils ont commencé sur les ronds-points avant de rejoindre les manifestations urbaines le samedi comme une immense majorité des gilets jaunes.

Dylan a quitté l’école à quinze ans pour se mettre à travailler, ce qu’il n’a cessé de faire depuis. « Il a fait maçonnerie, démolition, boucherie, pizzaïolo, déménageur… Tous les trucs pour les costauds, c’est pour lui quoi » témoigne Émilie. Le jeune homme a entamé deux CAP, qu’il n’a pas finis, plus motivé par le travail que par l’étude. Il est actuellement intérimaire, après avoir enchaîné contrats d’apprentissages et CDD pendant trois ans. Il n’a encore jamais signé de CDI. Émilie partage sa vie, dans le coin de Clermont-l’Hérault. Elle cumule deux emplois, fait les ménages dans un hôtel le matin et est assistante ménagère à domicile l’après-midi.

Ce samedi 27 avril, lors de l’acte 24 du mouvement des gilets jaunes, comme nous le relations dans notre reportage, les forces de l’ordre ont usé de méthodes plutôt musclées pour tenter de disperser puis de segmenter la manifestation. L’un de nos reporters y a d’ailleurs été violemment frappé à la tête et blessé par un tir de grenade lacrymogène. La tension était, ce jour-là, très vite montée d’un cran après une charge des CRS sur la banderole, lors de laquelle une jeune femme a été matraquée, place de la Préfecture. La blessure de Dylan s’est produite très tôt, vers 15h45, alors que trois grenades à effet de souffle viennent d’être lancées successivement dans le but de disperser les manifestants lors d’un face à face assez tendu. Des projectiles ont été jetés depuis le terre-plein, mais l’usage de la lance à eau a déjà fait fuir une grande partie des gilets jaunes.

« J’étais devant les marches de la Poste, raconte le jeune homme. C’était à nouveau tout calme, rien ne nécessitait le lancer de grenades à ce moment. Les policiers n’étaient pas encerclés, il n’y avait pas eu de violences, à part des canettes jetées sur les boucliers » à laquelle ont donc voulu répondre trois nouvelles grenades de désencerclement, lancées sans sommations, pour enfoncer le clou. La grenade qui a heurté Dylan est une grenade GMD, qui contient des plots de caoutchouc propulsés par l’explosion d’une charge de TNT. Présents sur place, nos deux reporters ne peuvent que constater à cet instant l’absence de menace sérieuse posée par les manifestants à l’encontre des forces de l’ordre.


Nomenclature des grenades employées par les forces de l’ordre françaises

« En fait, je me suis avancé pour dire à un mec de s’enlever car il allait se faire interpeler à force de rester près des CRS. » Dylan est 100% pacifiste, il ne s’est jamais livré à un quelconque acte de violence lors des manifestations. Il passe donc près des street-médics et de la presse qui se postent traditionnellement sur les marches de la Poste, et reste à une distance très raisonnable des CRS. D’autres personnes se trouvent bien plus près de la ligne de défense à ce moment-là. Il ne représente individuellement aucune menace, pas plus que ceux qui se trouvent près de lui, comme en attestent nos vidéos. Les éléments perturbateurs se trouvent en général sur le terre-plein, les forces de l’ordre ne peuvent manquer de le savoir, qui à chaque fois envoient une belle rasade de gaz lacrymogène en leur direction.

C’est à ce moment que les trois grenades successives sont lancées. C’est la première qui blessera Dylan. Selon le jeune homme, le policier ne disposait pas d’une bonne visibilité au moment du lancer, car il s’est avancé précipitamment au milieu de ses équipiers, qui se sont écartés tout en faisant écran pour le protéger. Ce que nous avons pu constater en visionnant plusieurs vidéos de sources différentes. Le lancer se fait dans un mouvement très rapide. Le policier n’ayant pas une conscience aigüe de son environnement, et la foule ne représentant pas une menace d’encerclement conséquente, ces trois lancers sans sommations apparaissent donc comme potentiellement illégaux. Il faut préciser que ce genre de grenades explosent environ 1,5 secondes après leur lancer.

Dylan ne se trouvait pas, au départ, sur la trajectoire directe de la grenade. Mais hélas, celle-ci, qui dans tous les cas aurait finie dans la foule, a ricoché sur un plot en pierre en direction du groupe presse, et donc du jeune homme. Celui-ci, pris à contre-pied a été surpris et n’a évidemment pu reconnaître dans cet instant si rapide qu’il s’agissait d’une grenade explosive, celles-ci étant généralement utilisées en situations bien plus tendues par les forces de l’ordre. Situations dans lesquelles Dylan n’avait pas pour coutume de se retrouver.

« Ça s’est passé en une fraction de seconde, explique-t-il. J’ai baissé la tête pour me protéger et les éclats m’ont touché. Je n’ai pas eu le temps de m’enlever. » Il a le réflexe de fermer les yeux, et est donc touché à travers la paupière. Un journaliste ostensiblement encarté est aussi blessé aux jambes au même moment par d’autres éclats.

S’ensuit pourtant une nouvelle tentative de dispersion par l’usage de gaz lacrymogène et de la sempiternelle lance à eau. Dylan ne ressent pas la douleur, choqué, mais plutôt une très forte colère, alors que le sang commence à ruisseler sur son visage. Ne se rendant pas compte de ce qui s’est produit, il cherche à se rendre vers les CRS pour leur demander des comptes, mais les street-médics l’entraînent aussitôt sur le côté et le prennent en charge. Au début, Dylan sentait avec panique comme une boule sortant de son orbite, en fait des lambeaux de peau arrachés de sa paupière et de son arcade sourcilière. « Je croyais que c’était mon œil, il a fallu qu’un street-médic me prenne en photo pour me rassurer. »

Pour l’heure, sa paupière se gonfle de sang. Il parvient à rejoindre Émilie. « On a appelé les pompiers, raconte la jeune femme. Mais ils nous ont dit qu’ils ne se déplaçaient pas comme ça sur les manifs, qu’il fallait passer par le poste de sécurité. Ils ne se déplacent que sur appel des CRS. » Les pompiers ne viennent donc pas, puisque les forces de l’ordre n’ont à aucun moment cherché à s’enquérir de l’état des potentiels blessés ni à les prendre en charge.

Dylan est exfiltré du cortège et emmené par des amis au C.H.U. Gui de Chauliac, spécialisé notamment dans les traumatismes de la tête et du cou. On l’accueille aux urgences, tout sanguinolent, en le faisant patienter malgré les injonctions d’Émilie à le prendre en charge rapidement. Le jeune homme commence en effet à s’endormir. Finalement, il est emmené en urgence, on lui fait cinq et quatre points de suture autour de l’œil, puis il est hospitalisé dans le service ophtalmologie. Il y attendra cinq jours que sa double hémorragie et l’énorme œdème qu’elle a entraîné dégonflent, lors desquels il sera heureux de constater que certaines des infirmières sont gilets jaunes. On lui prescrit dix jours d’arrêt, bientôt renouvelés, et huit jours d’ITT. De retour à la maison, Émilie se charge de lui prodiguer des soins quotidiens.

Le 3 mai, un premier rendez-vous médical atteste que Dylan ne voit rien de son œil droit, mais c’est possiblement encore à cause du sang massé dans celui-ci. L’espoir est donc à son comble dans les jours qui suivent pour le jeune couple qui vit accroché à ce futur verdict. Celui-ci tombe finalement le mercredi 8 mai, annoncé par le chef de clinique : Dylan ne recouvrera pas la vision. Les récepteurs de son œil sont détruits. Plusieurs médecins ont attesté le diagnostic. « Dans dix ans, peut-être que la chirurgie fera des miracles… » espère sa compagne.

En attendant, il faudra vivre avec les séquelles. Depuis sa blessure, Dylan subit des maux de têtes qu’il évaluerait à 7 sur 10 sur une échelle de douleur. Il n’était pas migraineux avant. C’est un jeune homme de très bonne constitution, plein d’énergie et de force. « J’ai jamais pris un traitement, j’ai toujours été en bonne santé. » Dylan a aussi des pertes de mémoire, par moment. Il ne se souvient plus par exemple d’un infirmier avec lequel il a discuté longuement et qui s’était occupé de sa perfusion, à un moment où il était pris de vomissements lors de son hospitalisation.

De retour chez lui, il a perdu le sommeil, passe certaines nuits sans dormir du tout, travaillé par un stress qu’il ne parvient pas à exprimer, sans doute refoulé par ce mélange de courage et de fierté qui dans toute son attitude le caractérise.

« Là, dit Émilie, il ne réalise pas encore, moi je le vois car depuis le début je prends tout sur moi, lui parfois il en rigole, il dit “mais il va se régénérer mon œil, je le sens, je le sais”. Il n’a pas encore eu l’après-coup. Je pense que lorsqu’il y aura un deuxième avis médical, il va vraiment réaliser. » Émilie a pris en charge toutes les formalités de l’hospitalisation, le relai avec la famille et les amis, reçu les nombreux messages et contacts inhérents à ce genre de situation, entrepris des démarches. « C’était dur. Tous les messages, lui qui est à l’hôpital et qui ne veut pas rester là-bas, les aller-retours entre Montpellier et chez nous, mon travail aussi parce que j’ai dû continuer à côté… »

Aujourd’hui, la jeune femme craque lors de la manifestation, à laquelle ils se sont rendus tous deux. Alors que la foule se masse comme d’habitude devant les lignes de CRS, l’un d’entre eux, en voyant Dylan et son œil caché par sa compresse, lui lance ” je te ferais bien le deuxième “. Le policier serrait ostensiblement des poings et de la mâchoire. La foule a commencé à crier.

« Mais cela ne sert à rien, souffle Émilie. Ils ne comprennent rien. C’est comme des robots, ils sont télécommandés, c’est comme ça. J’ai craqué, j’ai dit “Comment on peut être aussi méchant ?” Vraiment, ils sont mauvais. Il a dix-huit ans, ça pourrait être leur gosse. Personne ne mérite ça. À dix-huit ans, c’est un gosse, faut arrêter au bout d’un moment. Montrez un peu d’empathie, ou au pire des cas ne dîtes rien, mais ne lancez pas des piques comme ça pour faire mal aux gens. Ils veulent qu’on rentre dans leur jeu pour que ça se retourne contre nous, mais on est plus intelligent que ça. »

Malgré la colère, naturelle, irrémédiable, que génère le fait de subir de telles injustices, le couple s’est soudé sur son engagement pacifiste, même s’il demeure lucide sur le rôle qu’a pu jouer la violence dans le mouvement. « Les black blocs, heureusement qu’ils sont là, estime Dylan, sinon les gilets jaunes n’auraient rien eu. Déjà qu’on n’a pas eu grand-chose… »

« On a l’impression que nous on ne nous entend pas, abonde Émilie, mais par contre les black blocs, on les entend. Après, chez eux, peu finissent aux urgences. » Son amie Lucie renchérit « Il y a des black blocs, mais au final, c’est beaucoup des gilets jaunes qui en ont marre de s’en prendre plein la tronche et qui deviennent black bloc. Au départ, il y en avait peu. » Comme nous avons pu le renseigner dans nos reportages, beaucoup de manifestants ont en effet adopté une partie de l’équipement, et parfois des techniques du black bloc, au fil du mouvement.

« Je comprendrais qu’un blessé devienne black bloc, nous dit Émilie. Mais c’est justement cette limite là qu’on ne veut pas franchir, tout ce qu’on veut c’est que la violence ne se retourne pas contre nous. On n’a rien demandé de tout ça, depuis le début on est correct malgré la répression. On essaie de prendre sur nous le danger chaque week-end. Dylan, il était au mauvais moment, au mauvais endroit. »

Dylan et Émilie sont à l’image des gilets jaunes, fiers et courageux, droits et honnêtes. Comme de nombreuses autres victimes, ils ont fini par payer le prix fort d’une stratégie politique de communication axée sur la peur. Ils savent qu’autour d’eux, de nombreuses personnes ne se rendent pas, ou plus, aux manifestations à cause non pas de la violence du mouvement, mais de la violence impulsée à chaque acte par les forces de l’ordre, répondant aux injonctions du pouvoir exécutif.

Le gouvernement fait en effet le pari fou de berner la partie de la population qui a peur, et de stimuler celle qui vit de haine ou de mépris, et n’est pas forcément celle que l’on croit, mais bien une part non négligeable des forces de police, intensément mises sous pression, mais aussi d’identitaires adeptes de l’ordre et du respect de l’autorité, de citoyens lambda comme de certains membres des classes plus aisées, politiques, économiques ou culturelles, dont seule la déconnection à la réalité du peuple et du terrain explique l’angoisse face au mouvement.

Lorsqu’il a été blessé, Dylan était vêtu comme dans la vie de tous les jours, avec un survêtement, un jogging. Il n’arborait pas de gilet jaune, n’avait pas l’air d’un black bloc, ne portait pas de masque ni de lunettes. Lui, Émilie et Lucie respectent strictement les dispositions de la loi anti-casseurs, ne portent aucun équipement de protection de peur d’être arrêtés et de ne pouvoir manifester. Une paire de lunettes aurait toutefois sans doute permis de sauver l’œil de Dylan.

Des violences, le trio en avait déjà subi, pris par une énorme nasse quelques semaines auparavant, sur le boulevard Gambetta, dans laquelle les manifestants ont été massivement gazés. « Tout le monde tombait comme des mouches devant nous, boum, boum, boum, narre Dylan. J’ai dû porter Émilie. On dirait qu’ils voulaient tous nous tuer avec ces gaz. »

Lucie, elle aussi présente dans la nasse, en a gardé des séquelles pendant deux semaines : diarrhées, toux, palpitations cardiaques, problèmes respiratoires. Tous ces symptômes font partie de ceux décrits par l’INRS lors de tests de toxicité aigüe du gaz CS lacrymogène (2-Chlorobenzylidène-malononitrile) réalisés sur des êtres humains. Lucie, qui avait fait une prise de sang avant cette manifestation, pour des suspicions médicales, mais qui s’était révélée tout à fait normale, en a consécutivement réalisé une qui a montré des anomalies.

Dylan et Émilie prévoient de déposer plainte mais ne se font pas d’illusions sur la différence de traitement entre blessés policiers et blessés gilets jaunes. Ils s’attendent déjà, confortés par la remarque blessante reçue par Dylan ce jour même, à subir des pressions une fois le processus engagé.

Dans la vie de tous les jours, les impacts ne font que commencer à se faire sentir. « Ça m’empêche, déjà, de passer mon permis. J’étais en plein dedans. » Il faut en effet attendre au minimum six mois pour que le cerveau s’adapte à mieux voir d’un seul œil. D’autant plus que Dylan a perdu son œil fort, et que le gauche restant n’a une vision quantifiée qu’à 4 sur 10. À terme, il pourra sans doute reconduire, mais après restructuration de sa vision.

Engagé dans des emplois manuels nécessitant une bonne appréciation des distances, c’est donc à minima six mois de sa jeune vie qu’il va perdre. Et pour l’heure, serrer simplement la main de quelqu’un peut lui poser problème. Dylan aimait jouer au ballon avec ses amis, le sport est quelque chose qui lui fait du bien, mais c’est encore une chose dont il doit se priver actuellement.

Il espère pouvoir reprendre le même type d’activité, mais certaines sont déjà exclues, par exemple à cause de la poussière engendrant des irritations, ou des risques d’accident. Il ne peut plus compter que sur son seul œil. Il a une invalidité réelle et toute sa vie sera à jamais impactée par ce qui s’est produit. Pour autant, son engagement n’a en rien changé, comme il le dit lui-même : « Je serai gilet jaune jusqu’à ma tombe. »

« C’est quelqu’un d’actif, dit Émilie. On peut pas lui dire de faire un truc posé, il faut que ça bouge, que ça aille vite, que la journée passe d’une traite, pour lui c’est comme ça. Déménageur, il partait à cinq heures du matin et rentrait à vingt heures le soir, il faisait des journées monstres. »

« Et je me régalais en plus… ajoute Dylan. C’était du sport ! Quoi de mieux ? » Le jeune homme n’envisage pas encore de nouveaux secteurs dans lesquels il pourrait travailler. À dix-huit ans, c’est un problème qui se pose à tous, mais auquel il avait déjà su répondre. Et qu’il va devoir se poser à nouveau. Image d’une génération et d’une classe sociale qui avaient déjà en elles tout le germe d’une lutte qui leur est désormais nécessaire.

« À la base, explique Émilie, c’était pour le coût du gasoil, un peu comme tout le monde. Puis on a commencé à parler, avec tous les gens, et on a pu se rendre compte qu’on travaille tous, mais qu’on galère. Qu’on n’a aucun pouvoir d’achat, qu’on ne peut plus rien acheter. Pourtant, on bosse… Je fais deux boulots pour essayer de m’en sortir et à la fin du mois, on est quand même à des découverts monstres. -500, -600, pourquoi ? Parce que j’ai mis du gasoil dans ma voiture pour aller bosser. C’est impressionnant. Là, quand Dylan était à l’hôpital, en quatre jours j’ai mis 100 euros, parce qu’en plus j’ai une vieille bagnole qui consomme, forcément je n’ai pas les moyens de m’en acheter une mieux. C’est un cercle vicieux. »

« On nous a donné un logement qui était pourri, avec des trous partout, des problèmes d’isolation. Finalement, pour prendre un nouveau logement on a dû passer par une agence, payer d’énormes frais. Nous, on se dit qu’on est des jeunes en galère. Ok, on n’a pas été à l’école, mais je connais des jeunes qui ont un bac +5 et qui n’ont pas de boulot. Tu arrêtes l’école parce que tu as besoin d’argent, et au final tu vas travailler, et tu ne t’en sors quand même pas. Tout ne fait qu’augmenter sauf les salaires. » Paroles d’une jeunesse réaliste… bien loin des promesses et discours politiques rabâchés à droite comme à gauche depuis des années.

« Tout coûte cher maintenant, ajoute Lucie. Je pense que si tu enlevais la TVA, au moins sur les produits de première nécessité, il n’y aurait plus de gilets jaunes, il n’y aurait plus rien. Sur la nourriture, tu te ruines maintenant. Avant, pour 150 euros tu avais un caddie plein. Nous maintenant on bosse pour survivre. »

« Là, depuis tout ça, reprend Émilie, pour mon anniversaire, je suis allée m’acheter pour cinquante euros d’habits, mais j’en ai culpabilisé, culpabilisé… Et Dylan m’a dit “arrête de pleurer, c’est ton anniversaire”, j’ai répondu “oui mais c’est le pire des anniversaires de toute ma vie”. Et c’est vrai, c’est con, mais c’est pour ça qu’on est des gilets jaunes. On veut que nos boulots soient plus reconnus, valorisés. Maintenant je ne fais plus que des ménages, avant j’étais auprès des personnes âgées. On se rend pas compte de ce que c’est qu’accompagner des personnes vers la mort, alors qu’on s’y est attaché. Et derrière, on est payé une misère. Ceux qui font des hautes études, ça ils ne le vivent pas, la mort d’une personne âgée dont tu t’occupes tous les jours. On n’est pas reconnu du tout. Moi, psychologiquement, je n’ai pas pu tenir. Je ne m’occupe plus des personnes âgées, je ne suis pas assez forte. Si on était mieux reconnu, valorisé, je pense que ce serait plus facile. »

« C’est ça, confirme Dylan, et tant qu’on n’aura rien, on sera dans la rue. » Lui n’a donc jamais vécu de contrat stable, enchaînant alternances, CDD, contrats journaliers, il a toujours été obligé de chercher un emploi régulièrement, chaque fois dans des perspectives à court terme et toujours payé maximalement au SMIC. Le système intérimaire empêche en soi toute promotion et élévation sociale sur un grand nombre de secteurs, dans un monde où l’on ne fait que louer la méritocratie. « On se débrouille, après, dit-il pourtant humblement, comme on peut. »

Jeune homme très motivé et plein d’énergie, Dylan a en effet toujours réussi à trouver de quoi travailler, en démarchant de nombreuses boîtes d’intérim pour être employé. Pourtant, seule l’une d’entre elles, et la plus modeste, spécialisée dans le transport, a daigné l’appeler pour prendre de ses nouvelles et l’assurer de son soutien dans l’épreuve qu’il traverse. Pour les autres, de grands groupes (Adecco, Proman, notamment), sans doute n’est-il qu’un numéro de dossier, et son absence pour raison médicale leur donne matière à ne plus lui proposer d’emploi.

Malgré sa blessure, Dylan revient aux manifestations des gilets jaunes. « La semaine dernière, on a été gazé alors qu’il ne s’était rien passé. Je ne sais pas si c’était fait exprès ou pas, mais je me trouvais sur le terre-plein de la place de la Préfecture, et en levant la tête, je vois une grenade lacrymogène arriver sur moi. Il n’y en a eu qu’une ce jour-là et elle est arrivée sur moi… » Elles sont aussi douloureuses que le reste, les conséquences que peuvent insinuer la peur et le doute, consécutifs au traumatisme vécu, et que l’on retrouve chez nombre de blessés, ou simplement de ceux qui ont subi pressions ou violences. Cette impression que c’est forcément sur soi que cela va finir par retomber. Si déterminante dans le ressenti de chaque action, de chaque mouvement, lorsqu’on se trouve dans ces manifestations désormais dangereuses.

Dylan espère que le policier responsable de son éborgnement sera jugé à la hauteur de son acte. « Moi, je suis en colère que contre lui, pas contre les autres. Je n’ai rien contre la police. Mais contre l’État, oui, parce que c’est lui qui autorise ça. » « Quand tu vois, ajoute Émilie, que les policiers prennent immédiatement cinq cent euros en dommages et intérêts parce qu’ils sont choqués d’avoir reçu un fumigène, qui explose pas et fait juste de la fumée, qui ne pique même pas les yeux, il faut arrêter. Dylan, lui il n’a jamais rien jeté, et on lui enlève son œil… »

Les trois amis estiment que les policiers doivent se responsabiliser face aux ordres iniques et illégaux qu’ils reçoivent. « Moi, oui, dit Lucie, j’en ai après eux. Parce qu’ils peuvent, désobéir, tomber le casque ou se mettre en arrêt maladie. On leur donne des ordres illégaux. Ils se démerdent, mais ils n’ont pas à nous balancer des grenades à la gueule comme ça. »

« Je trouve dommage, ajoute Émilie, qu’on n’ouvre les yeux que maintenant, parce que ça fait des années que ça se passe comme ça. Moi j’ai grandi par chez moi dans des quartiers, et eux ça fait des années qu’ils vivent ça. Des années qu’ils vivent des contrôles injustes, des coups de matraque, des jeunes qui ont quinze ou seize ans qui se retrouvent menottés au sol comme ça, ou qui se font prendre dans un coin dans un parc la nuit, se font démolir par les bacqueux. Et personne ne parle d’eux, personne ne les soutient eux, et tous les jours, ils vivent ça, des violences policières. Après, oui, ça crée des émeutes, oui la police n’ose plus y mettre les pieds, mais pourquoi ? C’est cette question-là qu’il faut se poser. Et peut-être que tous ces gens, ils seraient avec nous si on s’était intéressé à eux avant. Là, ils ne se sentent pas concernés car nous on s’est jamais senti concerné.

Oui, intervient Lucie. Mais tout a été médiatique. Les cités, ils nous ont fait croire qu’ils cramaient tout là-bas. Ils nous ont dit, ils font ci, ils font ça…

C’est diviser pour mieux régner, conclut Émilie. Alors voilà, on est tous dans notre coin. Ceux qui sont bien dans leur petit confort, ils ferment les yeux sur tout ce qui se passe, ils restent dans leur petite vie tant qu’on ne vient pas les déranger, c’est le principal. Il n’y a plus de solidarité, à part dans la grande famille des gilets jaunes, c’est tout. Les autres, on a l’impression qu’ils ferment les yeux, c’est malheureux, c’est triste. »

Depuis le début du mouvement, c’est une véritable politisation qui a imprégné des classes qui s’étaient considérablement éloignées de la vie de la cité. Émilie, Dylan, et Lucie, ont participé à des formes d’action inédites pour eux : des blocages de ronds-points, de péages, des manifestations, des rassemblements barbecue-projections, des échanges et débats. Ils vivent quotidiennement le mouvement au cœur de leur village, dans l’arrière-pays héraultais.

Ils ne se sentent pourtant pas militants, même si Émilie voudrait bien se syndiquer, tout en regrettant que les centrales aient bradé les droits des travailleurs en négociant avec les gouvernements successifs. « On ne nous explique pas tout ça à l’école, dit-elle. On nous parle de la guerre, des grandes dates, c’est tout. On devrait apprendre tout ça en histoire, apprendre pourquoi et comment on se syndique. Nous, on ne connaissait pas tout ce qui était politique, avant le mouvement. On a tout appris grâce aux gilets jaunes. C’est là qu’on a ouvert les yeux et qu’on s’est dit, putain, on est vraiment des moutons. On galère, mais on laisse faire. On va bosser pour avoir notre argent, et on nous le prend, juste comme ça. »

Émilie a voté au premier tour en 2017 mais pas au second. Dylan, tout juste majeur, n’a encore jamais glissé de bulletin dans l’urne. Il vient de recevoir sa carte électorale. « C’est que des pourris de toute façon… maugrée-t-il. Il faut tout effacer, et tout recommencer. Tout refaire à zéro. À part ça, pas de solution. Je ne suis ni de droite, ni de gauche, au milieu. »

« Il y a du bon et du mauvais des deux côtés, estime Émilie. Les partis, c’est de l’enfumage pour moi. Ils t’enfument le crâne. Ils ont des programmes qui font rêver tout le monde. Mais c’est ça le problème en fait, quoi qu’on vote, quoi qu’on fasse, rien ne change. Alors si la REM passe aux européennes, c’est que pour moi les gens n’ont rien compris. On sera juste passé pour des guignols. Macron, c’est un ancien banquier de Rothschild, il pourra jamais nous comprendre, il ne peut pas, c’est plus fort que lui. Il se suicide si on le met deux jours au RSA. Il ne comprend pas, il est né dans l’argent, avec une cuillère en or dans la bouche. »

Et au niveau des solutions donc ? Quelques idées, qui ne sont pas en reste. « Je pense que ce serait bien que le peuple ait un peu plus de pouvoir. Que lorsque la majorité des gens n’est pas d’accord avec une loi, celle-ci ne passe pas. C’est comme la loi Travail, personne n’en veut, on la fait quand même. Est-ce que le peuple peut être au pouvoir ? Je ne sais pas, car au final dans le peuple, il y a de l’extrême gauche, de l’extrême droite, est-ce que ça ne serait pas pire comme ça ? Mais qu’au moins, quand il y a des lois importantes, on puisse décider pour soi. Ceux qui les votent, en fait, c’est qui eux ? Ils sortent d’où ? Pas du peuple. C’est nous le peuple, pas eux. On les voit tous à l’assemblée, jamais d’accord entre eux. Nous on débat, mais plus intelligemment parce qu’on sait d’où on vient. Et en même temps, on ne peut rien faire. On a faim. On ne peut pas acheter de la viande chez le boucher, on ne peut pas sortir, on ne peut pas faire tout ce qu’ils peuvent faire eux. »

« En vrai, selon Dylan, il faut bloquer l’économie, taper au porte-monnaie. C’est là que ça marchait vraiment et qu’on a eu les premières mesures. Bloquer les camions, les raffineries. C’est comme ça qu’on peut se faire entendre, parce que marcher dans Montpellier, c’est bien beau mais…

– Mais on perd un œil, intervient Lucie. Dans la rue on se fait gazer, on se fait défoncer.

– Tu manifestes et tu perds un œil gratuitement, c’est grave, ajoute Émilie. C’est une des forces qu’on avait en France justement, le droit d’ouvrir notre bouche, de faire des défilés dans la rue, de se retrouver, débattre ensemble, et là on nous arrache cette liberté, c’est horrible. Franchement, c’est… surtout pour des jeunes comme nous, c’est… »

La jeune femme ne trouve plus ses mots. Avant les gilets jaunes, les trois amis n’avaient jamais manifesté. Les jeunes gens reviennent sur la blessure d’Axel, manifestant de 25 ans, par un tir de LBD en plein front lors de l’acte 10 à Montpellier (sept fractures au crâne). Ils ont encore l’air choqué par l’information, malgré le temps qui a passé, et connaissent tous les détails de l’affaire. Ils évoquent aussi le cas d’un autre blessé sur Montpellier, qui a reçu un tir de LBD dévié par la visière de sa casquette, pliée en deux par le choc, mais qui n’a pu protéger son nez, écrasé.

La blessure de Dylan n’est plus si impressionnante que ça, et il conserve un visage de beau garçon. Deux semaines plus tard, elle a largement cicatrisé même si son arcade demeure encore bien gonflée. Il n’est pas défiguré. Mais il a perdu la vue de son œil droit et celui-ci demeure étrangement dilaté, cherchant une lumière qu’il ne peut plus capter.

L’évolution de sa blessure a été une préoccupation très stressante pour lui. Celle-ci a finalement abouti sur une mauvaise nouvelle. Mais ce que Dylan cherche à retenir avant tout, c’est l’élan de solidarité et de soutien qu’il a reçu de nombreuses personnes, de médics, de gilets jaunes, de membres de la Ligue des Droits de l’Homme, d’amis et de proches, parfois d’inconnus. Comme toujours, Émilie résume : « Nous, on ne connaissait rien à tout ça. S’il n’y avait pas eu toutes ces personnes pour nous aider dans cette épreuve, on aurait abandonné. Ça donne du courage, de la force. Ils veulent nous faire rentrer chez nous, par la violence. Mais on ne lâchera rien. »

 







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