Rétention illégale et expulsions de demandeurs d’asile géorgiens

Des représentants du SAF (Syndicat des Avocats de France), de la Cimade (association de solidarité active et de soutien aux migrants), et de la Ligue des Droits de l’Homme, rencontraient ce jeudi 11 juillet des membres de la Préfecture de l’Hérault pour faire part de leurs constatations de violations du droit d’accès au juge et à un recours effectif au pouvoir judiciaire, et donc de privations de liberté arbitraires dans le cadre de la mise à exécution d’OQTF (obligations de quitter le territoire français) à l’encontre de demandeurs d’asile géorgiens.

En effet, il semblerait que la DGEF (Direction Générale des Etrangers en France) ait prévu « d’enfermer 16 familles le 27 [juin 2019] au soir dans les CRA (Centres de rétention administrative) de Toulouse et Nîmes. Cette privation de liberté visait 90 personnes dont 42 enfants.» La procédure concerne 45 personnes rien que sur le département héraultais.

Une procédure précipitée en dépit du Droit

Cette mise à exécution se fait cependant dans un contexte quelque peu hâtif. Ces familles avaient un recours toujours en cours, devant la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA), mais la nouvelle loi pour une immigration maîtrisée, votée en 2018 sous la nouvelle majorité permet leur “reconduite” malgré cela. « Une famille attendait un jugement du tribunal administratif, et toutes les familles auraient dû pouvoir saisir le JLD [voir plus loin]. Mais l’Etat français ne leur en a pas laissé le temps. Au regard de la jurisprudence, le JLD aurait pu constater l’illégalité de l’arrestation et du placement en rétention. Mais il n’en a pas eu le temps. »

De plus, certaines de ces familles avaient au cours de récentes procédures sollicité ou accepté l’aide au retour dans leur pays d’origine. Mais il était pourtant prévu de leur faire emprunter un vol charter en direction de Tbilissi dans la matinée, après leur arrestation et leur enfermement en rétention.

Finalement, grâce à l’intervention rapide des avocats des familles concernées par les procédures, et de travailleurs sociaux alertes, une grande majorité de celles-ci n’ira pas même en rétention. Toujours est-il que quatre familles (dont sept adultes et six enfants) seront illégalement retenues, « majoritairement interpellées lors du pointage de leur assignation à résidence dans l’Hérault, et toutes enfermées dans la zone famille au CRA de Toulouse, expulsées le lendemain matin sans voir le JLD. »

Le juge des libertés et de la détention, ou JLD, est un magistrat chargé de statuer sur la mise en détention provisoire ou les demandes de mises en liberté des personnes mises en examen, entre autres attributions, dont celle de statuer sur la mise en rétention administrative des étrangers. Son aval est nécessaire pour pouvoir pénétrer dans les hébergements de ceux-ci, et il doit pouvoir être saisi en cas de placement en rétention.

L’article 66 de notre constitution définit le pouvoir judiciaire comme « garant des libertés individuelles ». Ce principe normalement inaliénable participe de la séparation des pouvoirs. C’est pourquoi globalement les actes de l’exécutif (dont relève la DGEF, vous vous souvenez ? la Direction Générale des Étrangers en France, l’une des sept directions générales du ministère de l’Intérieur) sont soumis au contrôle du pouvoir judiciaire et qu’un juge est saisi pour valider la légitimité de telle procédure engagée.

Si le JLD – compétent depuis la dernière loi de programmation et de réforme de la justice (2018) – avait été saisi comme la Loi l’impose dans le cadre de ces procédures de mise en rétention, il aurait dû statuer contre celles-ci en application de l’article 9 de la directive 2013/33 du Parlement européen qui veut que « lorsque cela s’avère nécessaire et sur la base d’une appréciation au cas par cas, les États membres peuvent placer un demandeur en rétention, si d’autres mesures coercitives ne peuvent être efficacement appliquées. » De plus, lorsqu’il est saisi sur cette question, il dispose d’un délai de 48h pour statuer (selon une jurisprudence de 2013 statuée par le Conseil d’État, compétent avant la réforme de 2018), délai qui dans cette tentative d’expulsion collective, n’aurait donc pu être respecté.

Or comme nous l’avons vu, de « moindres » mesures coercitives étaient déjà appliquées efficacement, puisque la majorité des familles interpellées l’ont été au moment de leur pointage et respectaient donc leur assignation à résidence. « Le juge aurait constaté qu’aucun refus d’exécuter la reconduite, aucun manquement de ces familles dans les obligations de l’assignation à résidence ne pouvaient fonder la rétention. »

Une interpellation annulée in extremis

Une autre tentative d’interpellation a échoué grâce à l’intervention de l’avocat de la famille en question et de la présence d’un travailleur social, alors que le juge n’avait pas encore pu statuer sur la légalité de l’OQTF (petit rappel : “l’obligation de quitter le territoire français”, vous suivez toujours ?), sans quoi celle-ci ne devrait normalement pas pouvoir être mise à exécution. Au lendemain de la tentative d’interpellation échouée, et à l’heure d’embarquement du charter auquel la famille a échappé, le juge administratif annulait l’OQTF en question.

Interpellée sur ces questions légales, la Préfecture a annoncé saisir la DGEF (initiatrice, on se souvient… des procédures de mises en rétention) afin d’obtenir son analyse juridique concernant les procédures qu’elle l’a chargée d’appliquer. Selon la LDH, les « hauts fonctionnaires de l’État veulent garantir la séparation des pouvoirs, et sont conscients de cette nécessité ».

Welcome to France

Bienvenue. Bienvenue dans ce monde d’acronymes, de juges, de travailleurs sociaux, d’organismes, d’associations, d’avocats, de policiers, de menottes et d’hébergements d’urgence… Combien de nous autres pouvons nous targuer de connaître et de comprendre cet univers si proche et pourtant si lointain, où toutes ces lettres se mélangent et s’entrechoquent dans des valses procédurales qui couchent l’humain sur du papier ?

Lorsqu’un demandeur d’asile se présente pour faire face à ce tsunami bureaucratique, sans être certain du tout de ne pas être finalement refusé et “reconduit” dans son pays d’origine, il fait une demande officielle à la SPADA (non, non, celui-là on ne l’a pas encore vu, il s’agit de la Structure du Premier Accueil des Demandeurs d’Asile) et obtient un rendez-vous en GUDA (guichet unique des demandeurs d’asile) plusieurs jours voire semaines après. Il dispose alors de 21 jours pour formuler sa demande, alors qu’un rendez-vous est immédiatement pris dans les deux mois avec l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides). C’est deux mois pour s’adapter, obtenir peut-être un logement (bien souvent d’urgence), et prendre le temps et les moyens de motiver correctement sa demande d’asile, ce qui n’est pas forcément simple lorsqu’on l’on ne dispose pas ou que de peu de réseaux sur place, que l’on ne parle pas le français et qu’on a à faire traduire tous ses documents. D’autant que l’allocation pour demandeur d’asile, de 200€ par mois pour un homme seul, est délivrée 45 jours après le rendez-vous en GUDA.

L’une des familles de l’Hérault placées en rétention et “renvoyées” est composée de quatre personnes. Une mère et ses deux filles, dont l’aînée a un enfant en bas-âge, et qui ont auparavant dans leur périple depuis la Géorgie, été victimes de violences et de viols. La cadette de 12 ans avait en outre de nombreux problèmes de santé car la mère avait subi violences et maltraitances lors de sa grossesse.

Un parcours du combattant

De nombreux cas de stress post-traumatique sont mondialement documentés chez les demandeurs d’asile, et reconnus (notamment par la Convention d’Istanbul en ce qui concerne les violences subies par les femmes). Ils montrent que les victimes ont généralement du mal à formuler et faire face à ce qu’elles ont vécu, que ce soit dans leur pays d’origine ou au cours du périple onéreux et très souvent dangereux qui les a menées à destination.

Un certain nombre des demandeurs d’asile issus de l’immigration géorgienne viennent en France pour des raisons médicales, afin de pouvoir subir des opérations chirurgicales qui demeurent inaccessibles en Géorgie, dans un système où la corruption est endémique. Comment, en deux mois, parvenir à se plonger efficacement au sein d’un système administratif et législatif aussi complexe que le notre ?

Une fois la demande d’asile enregistrée par l’OFPRA (après les 21 jours suivant le passage en GUDA… mais si !! le guichet unique des demandeurs d’asile !), le délai de traitement est de deux à trois mois. Durant lesquels des procédures diverses s’enchaînent, et qu’il faut mettre à profit pour étayer son dossier, avant de compter un mois de plus pour la transmission d’une éventuelle OQTF… Ce temps-là est alors nécessaire pour s’adapter, recouvrer son énergie, faire face à ses traumatismes, et présenter le plus d’éléments de preuves possibles pour motiver sa demande.

Mais dans le cadre des procédures d’expulsion, les directives de l’exécutif tendent à aller toujours plus vite. On part du principe que les demandeurs d’asile devraient « arriver en France avec leur dossier clé en main », ce qui semble méconnaître la réalité de leurs expériences et de leurs parcours. Nombre d’entre eux sont arrivés en France grâce à des passeurs peu scrupuleux, dans des conditions précaires et dangereuses, ou ont dépensé tout leur argent dans le voyage, et subi des violences, pertes humaines ou drames familiaux.

Dans les faits concernés, l’application hâtive et donc en partie illégale de ces procédures exécutives empêche ainsi les demandeurs d’asile de bénéficier correctement des procédures légales, en appliquant une pression coercitive immédiate, dans le but de procéder de fait à une expulsion collective et expéditive, court-circuitant l’appréciation de l’instance judiciaire.

Des directives du ministère de l’Intérieur

Cette façon de faire relève en fait d’une volonté politique, puisqu’elle répond à une directive émise en mai 2019 par le ministre de l’intérieur M. Christophe Castaner, suite à une visite officielle en Géorgie, pays qui a subi de nombreux conflits ethniques ou religieux suite à la chute de l’URSS, puis de la guerre de 2008 face à la Russie, et qui fait pourtant partie des « pays sûrs » aux yeux de l’administration.

« Il n’est pas normal que la Géorgie soit le premier pays d’origine pour les demandes d’asile en France, loin devant les Syriens et les Erythréens», a estimé le ministre de l’Intérieur à Tbilissi. Cette «anomalie prive de forces vives la Géorgie», et «génère une incapacité de la France à accueillir correctement ceux qui doivent être protégés». Comme si le “problème géorgien” était à la base de tous les autres…

Et d’annoncer la mise en application de mesures fortes pour «faire comprendre à celles et ceux qui rêvent d’un asile dans notre pays qu’il est voué à l’échec et que nous procéderons de façon systématique au retour dans le pays d’origine.» Il est aussi annoncé une accélération des procédures de l’OFPRA afin de prioriser les dossiers géorgiens. Et le remboursement des frais médicaux engagés par les principaux concernés. Rappelons que seuls 5% des demandes d’asile émises par des géorgiens sont acceptées alors que certains des réfugiés risquent leur vie en étant renvoyés dans leur pays, pour des raisons politiques, ethniques, religieuses ou communautaires.

Selon la Ligue des Droits de l’Homme, la CIMADE et la SAF, cette approche politique est justifiée par les pouvoirs publics par des stéréotypes inquiétants, qui voudraient que les populations immigrées et réfugiées géorgiennes génèrent plus de désordre public et de criminalité que les autres. Mais elle empêche ainsi la prise en compte individuelle de chaque cas, en tentant d’organiser dans la précipitation des “procédures de renvois collectifs”, vocable d’usage pour désigner ces expulsions par vol charter, procédures pourtant condamnées par la Cour européenne des Droits de l’Homme.

S’imagine-t-on ce que représente une expulsion, au bout du sacerdoce administratif qu’est la demande d’asile, pour des personnes possiblement traumatisées par leur parcours, et dans l’attente et l’espoir d’une vie acceptable ?

Le monde des acronymes…

Peut-on imaginer, après avoir traversé la SPADA, le GUDA, l’OFPRA, la Préfecture, et cætera… ce que l’on ressent lorsqu’on vous signifie une OQTF, alors que votre recours devant le CNDA est toujours valide, mais que la DGEF passe outre le JLD et envoie la police vous chercher au CADA, vous menotter, vous emmener avec vos enfants, pour vous placer dans des cellules familiales en CRA ? Et qu’au lendemain à 10h30, vous contemplez impuissant(e)s la piste de décollage qui vous ramène à la case départ ?

Les quatre familles géorgiennes qui ont vu la France s’éloigner dans leurs hublots, sont-elles au courant que l’État de droit n’a pas été garanti et respecté dans leur cas ?

Il y a seulement deux semaines, l’Allemagne annulait le renvoi d’une sans-papier en France, pour violation par cette dernière de l’article 3 de la CEDH. La demandeuse d’asile avait été délaissée dans la rue avec sa fille pendant des mois en France, alors que l’État devait être garant de ses conditions de vie et d’hébergement durant le temps de sa procédure. Violée lors de son passage dans la rue, elle était repartie en Allemagne où son renvoi avait été empêché au motif que les conditions de demandes d’asile en France étaient assimilées à des traitements inhumains et dégradants.

La Ligue des Droits de l’Homme, la Cimade et le SAF reprenaient donc ce matin rendez-vous avec la Préfecture pour la rentrée, car d’autres vagues d’expulsions sont d’ores et déjà prévues, en attendant la remise de l’analyse juridique de la DGEF….

« Non seulement l’Etat français ne respecte pas les minimums de droits fondamentaux pour les demandeurs d’asile, et il faut qu’on s’interroge sur ce qu’on fait en France, martèle Sophie Mazas, présidente de la LDH Montpellier. Mais en plus, nos procédures ne sont pas conformes à l’État de droit. C’est pourquoi on a interpellé aujourd’hui la Préfecture de l’Hérault, et on attend beaucoup [d’elle] parce qu’on pense que dans la fonction publique, les gens veulent aussi respecter le droit. Et que les obliger à commettre des choses illégales est aussi irrespectueux du statut de la fonction publique. Et très clairement, ça ne les met pas à l’aise. Donc on espère que ça aboutira. »







La Mule est un média libre et indépendant, financé par ses lectrices et lecteurs. Votre soutien est déterminant pour la poursuite de notre action, totalement bénévole, qui vise à documenter les multiples luttes locales dans la région de Montpellier - et parfois au-delà - et à interroger les rapports entre le pouvoir politique et la population.

Face au monopole de groupes de presse détenus par des milliardaires, la Mule défend une information libre, apartisane et engagée, déliée de la question économique. L'accès à notre site est ainsi totalement gratuit et sans publicités.

Je soutiens la Mule par un don ou un abonnement à prix libre !
Partager