Samedi 30 novembre 2019, 7h00 – La voiture file tranquillement sur l’autoroute alors que les premières lueurs du jour pointent à l’horizon qui sans empressement s’éclaircit. Jusqu’au bout la destination est restée secrète : Montélimar. Dans l’habitacle, on fait connaissance et on échange avec enthousiasme sur l’état des luttes écologiques. Ces militants ne se connaissent pas encore, mais un accord tacite règne déjà : on ne parle pas de l’action de ce matin en présence des téléphones portables.
A 8h30, c’est dans une zone commerciale de la ville du nougat que près de cent cinquante militants débarquent au même moment devant un immense entrepôt d’Amazon. Un camion benne surgit et vient déverser prestement quelques tonnes de terre pour en bloquer l’entrée. Aussitôt, les militants empilent des cartons inscrits de slogans, et fichent drapeaux et pancartes au sommet du monticule sous les yeux incrédules des vigiles.
Peu après, l’heure est aux prises de paroles. Des représentants des groupes organisateurs de l’action de blocage se succèdent au micro pour dénoncer les pratiques du géant du e-commerce : son désastreux impact énergétique et écologique, ses méthodes de management scandaleuses, l’injuste concurrence faite aux commerces de proximité, ses douteuses pratiques fiscales. Plusieurs mouvements et organisations, représentés par des militants venus de six départements du Sud de la France, se sont associés pour mettre en place le blocage : ANV-Cop21, Attac, Solidaires, Les désobéissants, XR, Youth for Climate et des Gilets jaunes locaux.
Celui-ci s’inscrit dans la vaste campagne d’actions lancée à l’encontre de l’opération commerciale du Black Friday, laquelle contribue très largement aux bénéfices d’Amazon. La veille, des blocages d’entrepôts ont eu lieu à Brétigny-sur-Orge et Lyon, et ont subi les foudres de la réaction policière. La firme américaine représente en effet tout ce que le capitalisme néo-libéral peut proposer de plus néfaste à l’humanité.
Un désastre écologique et social
Amazon, par ses pratiques de baisse des prix et d’incitation à l’achat, est en effet un moteur de la surproduction et de la surconsommation qui grèvent écologiquement notre planète. Chaque année, au-delà des destructions de plus de 3 millions d’objets invendus, Amazon génère à elle seule plusieurs dizaines de millions de tonnes de CO2 rejetées dans l’atmosphère en raison du tentaculaire réseau de transports (camions, cargos, avions) mis en place pour acheminer les colis, et de ses myriades de serveurs informatiques. C’est sans parler également de l’artificialisation des sols consécutive à la construction de centaines d’hectares d’entrepôts et des infrastructures routières déclinées pour permettre le passage des poids lourds.
Pour justifier les constructions d’entrepôts, qui se multiplient sur le territoire, les élus avancent souvent les emplois créés par la firme. Or, si l’on prend en compte son impact sur les commerces de proximité et les entreprises locales, on estime qu’un poste créé par Amazon entraîne la destruction de deux emplois dans ceux-ci. L’organisation du travail mise en place dans les entrepôts pour optimiser le temps et la productivité des salariés est digne d’un taylorisme primaire, catalysé par l’appui des nouvelles technologies. En effet, les tâches des salariés sont dictées à une cadence infernale par leur scanner et leur temps d’exécution est strictement mesuré, tout comme celui qu’ils passent aux toilettes. Tout cela pour des salaires dérisoires, et près d’un poste sur deux contractualisé en intérim.
Non contente de pousser ses salariés au burn-out et autres souffrances ou maladies professionnelles, la firme tâche de plus d’automatiser et de robotiser tout son fonctionnement. Alors que les livreurs de fin de chaîne subissent une ubérisation et effectuent pour l’entreprise des courses sans bénéficier de la protection sociale qu’offre le salariat, ils pourront bientôt être remplacés par des drones de livraison.
Mais cette poursuite outrancière du profit maximal ne s’arrête pas là, puisque Amazon (comme ses homologues des GAFA) est un professionnel de l’optimisation fiscale. En effet, les bénéfices qu’elle réalise en France sont en fait détournés vers le Luxembourg grâce à un astucieux tour de passe-passe. La filiale française les réduit au maximum en s’acquittant de faramineux droits d’utilisation de la marque Amazon auprès de sa consoeur luxembourgeoise. Ce qui lui permet d’échapper à l’impôt en France et de payer des sommes dérisoires de l’autre côté de la frontière.
Dépensant plus de 2 millions d’euros en lobbying auprès de la Commission Européenne, Amazon incite de plus les élus locaux à lui accorder des projets en agitant le mirage des emplois créés, lesquels, comme on l’a vu, se révèlent précaires et épuisants pour les employés. Ce sont par ailleurs les impôts des Français qui financent les infrastructures mises en place pour accueillir le géant.
Crédits photo: SidCamelot XR Montpellier
Une organisation efficace de l’action non-violente
C’est pour dénoncer toutes ces pratiques que se tient donc le blocage de l’entrepôt montilien. Peu à peu, les rangs s’étoffent et on compte bientôt deux cent militants, pour certains néophytes, qui chantent en choeur des slogans dans la bonne humeur. Réunis autour d’un consensus d’action non-violente, ils utilisent deux dispositifs pour marquer corporellement le blocage : une chenille humaine, et un système d’arm-locks, des tubes de PVC dans lesquels les militants enfilent les bras et s’accrochent les uns aux autres à l’aide de mousquetons.
La veille, près de 70 policiers étaient présents sur les lieux pour anticiper un potentiel blocage. En agissant le samedi, les organisateurs ont pris au dépourvu les forces de l’ordre et ont pu se passer d’un comité d’accueil désobligeant. Quatre points de blocage sont mis en place et actifs simultanément. L’un devant l’entrée principale de l’entrepôt, un autre pour bloquer une sortie parallèle permettant le passage de camionnettes, et deux autres sur des rond-points attenants afin de sensibiliser les automobilistes et de les prévenir de l’action de blocage. Ce qui n’empêchera pas quelques excités de l’accélérateur de donner des frayeurs aux militants.
Bientôt, le groupe est rejoint par une vingtaine de Gilets jaunes locaux, qui viennent teinter le rassemblement de manière un peu plus agressive. Des véhicules de police apparaissent au loin et restent discrètement à distance. Des agents viennent finalement prévenir les peacekeeper dédiés à la police, que les personnes dissimulant leurs visages encourent une arrestation, et qu’il va falloir libérer la voie de la route bloquée, pour des raisons de sécurité. Les organisateurs obtempèrent.
Le temps passe. Lentement. Vers midi, on apprend qu’un des points secondaires, tenu par des Gilets jaunes, vient d’être délogé par des agents de la BAC, lesquels ont détruit les barricades érigées pour empêcher le passage des camionnettes. La tension monte encore un peu plus, lorsqu’un commissaire annonce que les forces de maintien de l’ordre feront leur apparition entre 14 et 15 heures.
Des débats s’engagent alors. Jusqu’où doit-on aller ? Les décisions sont prises collégialement dans chacun des groupes locaux, et réunies par les coordinateurs. Les groupes ont des positions parfois différentes : les montpelliérains d’ANV-Cop21 veulent rester jusqu’au bout même en cas de violences policières, des militants d’Attac quant à eux préfèreraient partir avant l’arrivée de la police. Pour couper la poire en deux, on décide finalement de rester jusqu’aux premières sommations puis de quitter les lieux avant que la répression ne s’abatte.
La question de la violence vient semer la division
En effet, un certain nombre des militants présents vivent là leur première action de résistance passive et non-violente. Un des objectifs de ce blocage était d’acter pour la première fois un rassemblement de ces différents groupes militants autour d’une action commune, en vue de se réunir pour résister à la construction d’un nouvel entrepôt d’Amazon à Fournès dans le Gard. Subir une répression violente pourrait décourager certains de continuer ce type de lutte.
Mais c’était sans compter sur les Gilets jaunes locaux, peu habitués aux consensus d’action non-violente, qui montrent sans ambiguïté leur hostilité envers les forces de l’ordre et leur volonté de “vengeance“, comme l’explique l’un d’entre eux qui a écopé d’un mois de prison ferme, après avoir porté secours à un jeune roué de coups par des policiers lors d’une manifestation. Leur comportement et leurs chants plus hargneux semblent susciter un peu de panique chez certains militants écologistes.
De crainte d’un positionnement hostile qui déclencherait une réaction plus violente des forces de l’ordre, et mettrait donc plus sérieusement en danger les militants non-violents qui résisteraient dans les chenilles et les arm-locks, les coordinateurs en accord avec leurs groupes décident finalement de quitter les lieux avant l’arrivée des forces de l’ordre. C’est aussi par peur de ne pas maîtriser l’image qu’ils donneraient aux médias (BFM notamment était présente) en cas d’affrontements entre Gilets jaunes et forces de l’ordre.
C’est donc une nouvelle fois la question de la violence qui est venue semer le trouble et précipiter la fin d’une action qui s’était parfaitement déroulée jusque-là. Et amener par la suite, de nouvelles problématiques pour les organisateurs de cette action : doit-on, et si oui comment, concilier l’inconciliable, l’action violente et la non-violente ? Comment intégrer des Gilets jaunes habitués aux manifestations violentes, à un processus de résistance passive ? Comment amorcer un dialogue plus efficace entre des groupes qui ont parfois semblé opérer hermétiquement au sein de cette action ?
A 14h30, les militants écologistes lèvent le camp. La déception se lit sur de nombreux visages, de n’avoir pas été jusqu’aux actes de résistance physique, notamment chez les militants d’ANV-Cop21. Mais c’est la décision la plus prudente qui semble avoir été prise, pour la cohérence de l’action et la sécurité de tous. Le blocage aura tout de même tenu six heures, un record pour cette campagne non-violente. Les écologistes laissent derrière eux la vingtaine de Gilets jaunes locaux et retournent par grappes vers leurs véhicules, garés un peu plus loin. Quelques minutes plus tard, les sirènes et gyrophares filent à toute allure vers le point de blocage.
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