Image & Poésie : De la violence qui s’abat

Tant de bouleversements dans mes conceptions se sont accumulés. J’ai traversé comme un fantôme inconscient les sursauts émeutiers de ces manifestations printanières aux éclats fluo qui ont tout changé, au milieu d’un déferlement inaccoutumé de violence dans le centre-ville et les faubourgs de Montpellier comme de tant d’autres villes de France.

Violence d’un systématisme répressif. Violence de l’injustice et du sentiment d’injustice. Violence des étincelles insurrectionnelles. Violence des corps blessés, du sang, des cris, violence de la douleur. Violence des désencerclantes, de la morsure des gaz, du claquement sec des tonfas sur les squelettes, violence des nuées de pierres et de canettes, des insultes, des charges aveugles et cruelles. Violence de la peur, violence de la terreur.

Violence de l’humain écrasé sous l’uniforme, violence de l’uniforme qui écrase et uniformise. Violence d’une opposition sociale savamment entretenue, entre ce qui décadre et ce qui encadre, forces populaires et forces de l’ordre. Violence de cet ordre-là, de sa pyramide sociale ébranlée, chancelante. Violence d’un dialogue sourd, d’une autorité perdue, désavouée. Violence de sa perdition, et de son mépris. Violence des images. Et de leur habitude, qui s’installe.

Comme tant d’autres, j’ai serpenté inlassablement au milieu de ces hebdomadaires scènes de guerre sociale, au milieu de cet amas d’âmes enchevêtrées, entre les lignes bleues et les foules jaunes ou noires, entre les explosions et les palets fumants, les nasses et les incursions, les poubelles en feu, les interpellations et les contrôles, les fouilles. La disproportion. Violence de cette partie d’échecs insolubles. Violence de voir des actes déshumanisés, mécanisés, des ordres brutaux aveuglément obéis. Violence de l’indignation, violence de l’humilité.

Violence, malgré les instants de joie ou de malice, de voir toutes ces personnes à nouveau rencontrées, traitées comme du bétail, par finalité. Violence industrialisée, militarisée, rationalisée, institutionnalisée, ses milliers d’euros de munitions et d’équipement dépensés, sa bureaucratie, ses fiches de renseignement, ses fiches de paie, ses primes, ses gardés-à-vue, ses procès.

Le même scénario qui revient violemment, avec ses comparutions immédiates, ses demandes de renvois, ses mandats de dépôt, ses contrôles judiciaires, ses sursis. Le drapeau français à moitié déchiré qui orne le Tribunal Judiciaire et son ironie. Les policiers de l’entrée, parfois joviaux, parfois pas, le scanner, le détecteur de métaux, les questions, les mines soupçonneuses. Journaliste, carte de presse, pas (un vrai) journaliste, pas la (vraie) carte de presse… Les pas pressés des avocats, des greffiers dont l’écho claquète dans le hall entre les salles rondes. Les rôles surchargés, les aller-retours et l’attente inquiète des familles, les audiences qui s’enchaînent, se retardent, se renvoient, les dizaines de clopes écrasées dans les cendriers de la cour, jusque dans la nuit.

La sonnette, le tribunal qui entre, le tribunal qui sort. Et ces hommes et ces femmes réduits à des files de dossiers avec lesquels on jongle en pleins rouages de l’État, ces silhouettes qui font face à leurs juges, le temps d’une heure, parfois de trente minutes à peine. Encore étourdies de garde à vue, les traits tirés par l’insomnie, parfois tuméfiés. Les oreilles qui brûlent, les mains qui se nouent, les bras qui se crispent, la violence du mépris, du broyage d’êtres humains, la violence de l’humiliation sociale, de son décorum et de ses costumes, de ses doigts levés et de ses formules, de l’étalement de la vie privée, du passé. Il y a les premières fois, et les habitués, mais s’habitue-t-on vraiment jamais ?

Je me suis habitué à la violence des corps heurtés, balayés, mais jamais à celle du tribunal. A celle de voir défiler des vies, des visages, des sourires croisés se transformer en lèvres serrées, des regards d’espoirs s’emplir de pupilles incrédules, condamnées. A celle des trajectoires inconnues, de voir quelqu’un retourner en cabane pour avoir traficoté des clopes, ou des autoradios, ou dix bouts de shit pour se faire une conso, à la violence de croiser l’innocence de ses enfants qui jouent au milieu des mines abattues de ses proches, des airs désolés mais si pressés des avocats. A la violence de la peur traumatique des victimes, que les sentences ne guérissent pas, ne protègent pas toujours de leurs bourreaux. A la violence des enragés, intimement blessés par l’injustice primordiale, de ceux que la colère dévie, absorbe, propulse contre les murs d’une société qui, surgissant comme d’une source sur la balance aveugle, punit ce qu’elle engendre.

La violence d’une justice de classes et de ses déclassements, verbeuse, obscure, insaisissable, s’abattant sur un réel reconstitué, exporté dans une temporalité abrupte, celle de l’audience et de ses arguties techniques, juridiques, cryptiques, de ses réquisitoires et plaidoyers, de l’aléatoire de ses juges et ses délibérés. La face immergée de l’iceberg, l’usine à condamner, la chaîne robotisée. Justice industrialisée. Quelle réconciliation un tel système peut-il permettre ? Quelle réparation ? N’est-ce pas plus pour elle-même que la justice se rend ?

Violence de ces instants cruciaux, de ces pellicules de vie, réduites en trois lignes dans les journaux, en trois jugements sur un plateau. Violence des mots. Du mépris public comme seconde punition, comme annihilation. Les punis qui ne sont rien n’ont plus de nom. Des initiales qui se mêlent à des mots déconnectés, si lointains du réel, et de ses raisons. Violence de cette vérité fictionnelle. Violence des métaphores et des images : est réduit à l’état sauvage, qui s’élevant contre la machine, s’élève dans l’humain. Violence qui occulte toutes les autres. Nourrie des sourires télévisés qui vomissent la pensée unique de la peur, inlassablement tordue comme une guimauve corrosive. Tout dire, tout montrer, tout mais pas cette indicible réalité : la pyramide s’affaisse sous son trop lourd sommet. L’écrasement des peuples, l’épuisement des discours. Violence des illusions, des représentations.







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