À quelques kilomètres de Castelnaudary, entre les murs de pierres tièdes d’un lieu audois tenu secret, en pleine campagne bucolique, des éclats de rires dont la pureté et l’entrain ne peuvent être que ceux de la franche camaraderie, résonnent entre les tintements des bouteilles et le déballage joyeux des paniers venus des quatre coins de la France remplis de victuailles. Quand certain·es s’enquièrent des dernières nouvelles, d’autres exposent à l’assemblée des affiches et des banderoles aux slogans bien trempés. Le tenant des lieux débarque avec un cubi de 10 litres sous le bras : « C’est la maison qui offre ! Faites les moi bien chier demain ! » Partout, des affabilités amicales, des blagues mordantes, des débats bruyants qui s’amorcent, alors que le festin commence dans une anarchique communion : saucissons et pâtés suintants, salades généreusement composées, fromages aux relents fraîchement musqués comme sortis directement d’une bergerie…. Une action des faucheurs et faucheuses volontaires d’OGM commence rarement sans cette cérémonie rituelle qui vient souder une troupe hors norme, engagée dans une lutte ferme contre l’invasion de nos campagnes par l’agriculture productiviste et la main capitaliste qui l’anime.
Vingt ans de lutte contre l’agriculture industrielle productiviste
Les faucheurs·ses volontaires sont nés il y a presque vingt ans, en 2003, sur le Larzac, lors d’un rassemblement commémorant les trente ans de la lutte locale. À l’époque, à la suite de secousses ayant agité le monde paysan avec le développement des expérimentations et des cultures d’OGM en France, plusieurs centaines de personnes s’engagent à détruire les parcelles d’essais transgéniques et leurs cultures à vocation commerciale, revendiquant en cela une action de désobéissance civique non-violente. Cet engagement vise à dénoncer le brevetage du vivant et le modèle de l’agriculture intensive, destructrice de la biodiversité, de la qualité des sols et de la santé humaine, et solidement ancrée dans une logique d’exploitation commerciale venant faire appel aux gammes de semences et de produits pesticides promus par les géants de l’industrie agroalimentaire.
Après un temps d’étude en laboratoire, les OGM transgéniques inondent les USA à partir des années 90 et sont très vite mis à l’étude en France, dans une perspective de commercialisation. Selon la directive 2001/18 de l’Union Européenne, un OGM est un « organisme, à l’exception des êtres humains, dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle ». Un OGM transgénique est une plante dont le génome a été manipulé par transgenèse, soit le transfert d’un gène de n’importe quelle espèce (y compris animale) dans une autre. On insère « dans une cellule de plante un transgène composé de séquences génétiques issues de plusieurs organismes » présentant un intérêt particulier pour la future plante : par exemple, la tolérance à un herbicide de type RoundUp, ou la production « naturelle » d’un insecticide par la plante elle-même.
Les défenseurs de cette méthode aiment rappeler que la nature fait ses propres processus de sélection et aurait donc toujours « produit des OGM ». Toutefois, la reproduction naturelle sexuée des plantes n’y introduit pas de gènes venus d’espèces différentes et repose sur l’influence de l’environnement sur la plante et non sur une manipulation génétique scientifique. Au-delà de l’usage intense des pesticides généralement associés aux OGM et vecteurs de destruction des sols et de la biodiversité, leurs détracteurs mettent également en cause la possible dénaturation par les plantes génétiquement modifiées d’environnements étant les fruits de milliers d’années d’évolution, en induisant par exemple des résistances de certaines plantes ou insectes aux pesticides utilisés, poussant ainsi les agriculteurs à en utiliser de plus toxiques. L’usage massif de pesticides peut aussi venir impacter des cultures voisines qui suivraient pour leur part des méthodologies plus sensibles à l’équilibre de la nature.
Les promoteurs des OGM mettent eux en avant « le défi » qui se pose à devoir nourrir une planète aujourd’hui peuplée de 7 milliards d’êtres humains. Un argument balayé par les opposant·es, qui avancent que 70% de l’agriculture qui nourrit la planète est paysanne, et a toujours su se passer de la transgenèse scientifique, y compris lors des phases d’explosion démographique propres aux pays dits en voie de développement. La présence quasi-systématique de pesticides complémentaires à la culture OGM expose aussi le monde de l’industrie chimique qui se cache derrière : on a fait la recherche de plantes qui résisteraient au mieux aux produits chimiques existants, tels que le glyphosate. Initialement issu du monde paysan, c’est ainsi contre les possibles effets dévastateurs d’un modèle agricole nécessairement commercial et productiviste que le mouvement des faucheurs et faucheuses volontaires a voulu se dresser.
Durant les premières années, les actions de destruction de parcelles OGM – et les joyeux gueuletons qui les accompagnent – s’enchaînent à un rythme de croisière. Un groupe local se charge toujours d’accueillir les volontaires et d’organiser la logistique. Les faucheurs·ses dévastent sans répit des parcelles entières, font face à la répression active des forces de gendarmerie, aux esclandres avec les agriculteurs locaux ou membres de la FNSEA, et essuient de très impressionnants placements en garde à vue (parfois plus d’une cinquantaine de personnes). De nombreux procès et quelques faits marquants plus tard, plus de 6000 personnes se revendiquent faucheurs volontaires, et des centaines participent alternativement à une véritable guerre, ancrée dans un rapport de forces très concret puisqu’est détruite en quelques années, plus de la moitié des quelques 21 200 hectares que représentaient les OGM en France. En 2008, l’État français en interdit finalement la culture et les OGM transgéniques disparaissent du territoire. Mission accomplie ?
Chassez l’industriel, il revient au grand galop
Partiellement, car l’empire du mal qui se cache derrière la main noire du marché, est sans cesse de retour. Si les organismes issus de la transgenèse sont interdits en France, le diable ne devait pas tarder à revenir, comme souvent, masqué sous ses plus beaux atours. D’autres techniques développées notamment par les industries agricoles ou la pharmaceutique inquiètent les anti-OGM dès les années 2010 : mutagenèse, cisgenèse, agro-infiltration, méthylation de l’ADN, ciseaux à ADN tels que la protéine Crispr… Une véritable nuée de nouvelles technologies qui se retrouvent de facto en zone grise, puisque les instances européennes comme nationales ne se prononcent tout de suite sur le statut des plantes ainsi modifiées. Derrière ces développements, les grandes entreprises d’agrochimie : Pioneer, Syngenta, Monsanto, Bayer, BASF… toujours à la recherche de plants rendus tolérants à leurs productions chimiques, ou de résultats correspondants à des prérogatives commerciales, en somme, inscrits dans le projet d’une agriculture industrielle chimique, à rebours des préconisations actuelles remettant le bio au goût du jour. Le site Infogm donne ainsi l’exemple d’une pomme cisgénique créée par l’entreprise américaine Okanagan, « modifiée pour ne pas brunir une fois épluchée. »
De quoi donner à nouveau du grain à moudre aux faucheurs·ses volontaires, qui ont ainsi continué leurs activités après 2008 et la disparition officielle des OGM en France, en l’attente d’un positionnement officiel des instances européennes sur la question de ces « nouveaux OGM » et notamment des tournesols VrTH (Variétés rendues Tolérantes à un Herbicide), expérimentés dès 2008 en France. Le collectif des faucheurs et faucheuses volontaires interpelle alors les services de l’État, tandis que le CNRS-Inra alerte bientôt sur les conséquences importantes des VrTH sur la biodiversité. Mais l’État fait la sourde oreille. En 2012, 18 organisations signent l’Appel de Poitiers, demandant la réglementation des VrTH en tant qu’OGM, mais le gouvernement Hollande et sa législature, malgré quelques atermoiements, ne font guère avancer le schmilblick. Il faudra finalement attendre de longues années, des recours auprès du Conseil d’État, puis que celui-ci saisisse enfin en 2016 la Cour de justice de l’Union Européenne, pour que la situation se débloque.
En juillet 2018, cette dernière émet un arrêt déterminant : les plantes mutées mises sur le marché après 2001 et celles issues des nouvelles biotechnologies sont des OGM et sont soumises à la réglementation « OGM » européenne. Il faut alors encore attendre que le Conseil d’État clôture la procédure sur le plan national, ce qui finit par se produire en février 2020. La plus haute juridiction française rend un avis enjoignant l’État à fixer par décret dans les six mois la liste des techniques de mutagénèse donnant des produits exempts de la règlementation OGM, et notamment à prévoir une règlementation spécifique propre aux VrTH, conforme au principe de précaution. Ce que le gouvernement n’a, depuis, jamais pris la peine de faire.
Quand l’État est hors-la-loi
Malgré la crise du coronavirus, lucides, les faucheurs·ses volontaires n’ont pas voulu prendre leur mal en patience en attendant la réaction de l’État français une fois le délai de six mois dépassé. Alors que la Justice relaxe un faucheur en reconnaissant à l’action jugée son état de nécessité, ses camarades maintiennent la pression sur le gouvernement en réalisant de nouveaux fauchages dans l’Hérault et l’Aveyron. Mais c’est une déclaration récente du ministre de l’agriculture Julien Denormandie qui a finalement mis le feu aux poudres. En janvier 2021, celui-ci énonce que les nouvelles techniques de modification génétique ne produisent pas d’OGM, à rebours de la position de la Cour de justice européenne et du Conseil d’État. Une position qui s’inscrit en revanche dans le discours largement diffusé par les semenciers qui produisent des VrTH. Un mensonge d’État ? Il n’en fallait pas plus pour remobiliser des faucheurs·ses volontaires très remonté·es.
Tôt ce jeudi 5 mars, alors que les esprits s’éveillent dans un matin audois à l’atmosphère presque douce, la détermination et l’excitation dispersent rapidement la brume mentale laissée par le banquet de la veille. Toutes et tous, des plus jeunes aux plus vieilleux, ont hâte de rejoindre le lieu choisi et évoqué longuement lors du briefing, entre deux verres à ballon : l’usine de la coopérative semencière Arterris, sise en périphérie de Castelnaudary, laquelle est suspectée par les faucheurs·ses de conditionner des VrTH. Après quelques tasses de café et une inattendue panne de batterie, une longue file de voitures traverse bientôt incongrument de petits villages peu habitués à un tel remue-ménage. En quelques dizaines de minutes, l’usine est atteinte.
Les faucheurs·ses, déjà affublé·es de leurs tuniques blanches et prêt·es à dégainer les masques qui les protègeront non pas du coronavirus, mais des pesticides qui enrobent certaines semences, se réunissent et pénètrent l’immense hangar sous le regard presque amusé de certains employés : « Y’a que du bio ici ! » plaisante l’un d’eux, qui ne se doute pas de ce qui est à venir. Les numéros de série des variétés incriminées ont été préalablement repérés. Bien vite, les faucheurs et faucheuses se faufilent parmi les milliers de palettes contenant chacune des dizaines de lourds sacs de semences, et repèrent les fameux VrTH de Colza ou de Tournesol. Par petits groupes de trois ou quatre, ils et elles rompent les films plastiques entourant les palettes et se mettent à éventrer les sacs et les vider au sol, sous le regard estomaqué des employés. Certains interviennent pour tenter de faire cesser le saccage : « Appelez la gendarmerie » lance, laconique, un faucheur de la première heure. Ils ne se feront pas prier.
Mais la maréchaussée n’arrivera que trop tard : les dégâts sont très lourds, partout d’immenses tas de semences enrobées de pesticides bleus dégagent des volutes irrespirables dans les airs. Certain·es militant·es entament la discussion avec des employés passablement énervés, qui assurent respecter la loi. Une faucheuse, très remontée, leur explique que son mari, ancien agriculteur, a développé un Parkinson suite à l’usage immodéré de pesticides durant son activité. Un employé lui répond : « ça fait trente ans qu’on travaille ici et on n’est pas tombé malade ! » Pourtant, les sacs éventrés dégagent comme une odeur de soufre, et la peau comme la gorge mal protégées de la Mule se mettent bien vite à picoter.
Des policiers municipaux finissent donc par arriver et les faucheurs·ses volontaires décident d’interrompre l’action et de se regrouper. Les agents sont assez agressifs et tentent de faire sortir les militant·es, qui refusent d’une seule voix : « On est en AG là ! » Sous les yeux et les lentilles de la presse, AFP et Dépêche du Midi en tête, et d’un responsable de l’usine passablement agacé, se déroule alors un spectacle peu commun : les militant·es prennent à tour de rôle la parole pour expliquer tout le bien qu’ils pensent des OGM, des VrTH, et de l’État français, et ainsi donner à comprendre le sens de leur action.
Pendant ce temps, le hangar se remplit de gendarmes et d’agents du PSIG en armes, prêts à intervenir. Les militant·es veulent que l’on transmette leurs revendications à Jean Castex ou à Julien Denormandie, ils ne quitteront pas les lieux tant que ces exigences ne seront pas remplies. Les gendarmes font un peu traîner la situation avant de venir négocier une libération des lieux avant midi. Les faucheurs·ses finissent par accepter, et devront passer par une longue phase de prise d’identités et de signalétiques, ce qui ne leur pose pas vraiment de soucis. Toutes leurs actions sont en effet signées et revendiquées : leur but est notamment d’aboutir aux procès permettant de rendre visible leur lutte et parfois de faire se positionner dans leur sens les instances judiciaires. Ils et elles portent ainsi un combat un peu à part sur le refus de prises d’ADN lors des gardes-à-vue, ayant abouti systématiquement sur des relaxes, apportant des jurisprudences importantes notamment pour les milieux militants.
Après ce long moment, la cinquantaine de faucheurs et faucheuses volontaires prend le chemin de la sortie sous bonne escorte, saluant allègrement les employés de l’usine réunis sur leur passage, et scandant l’hymne caractéristique de leur lutte : « Ni dans les champs, ni dans nos assiettes, les OGM on n’en veut pas ! ». Retour à la base dans une certaine excitation et pique-nique de débriefing. Les esprits sont encore tout échaudés de l’activité du matin. On hésite à prolonger un peu plus loin l’action, on évoque la présence de Denormandie à Toulouse, un peu trop lointaine pour arriver à temps.
Finalement, celles et ceux qui auront le moins de route à faire (certain·es venaient de Bretagne) iront à Carcassonne, déposer au siège de la DDTM (Direction départementale des Territoires et de la Mer) quelques échantillons de VrTH prélevés lors de la matinée, et dénoncer à l’État que son inaction aboutit ainsi à des pratiques rendues illégales par l’UE. Chose faite quelques heures plus tard, alors que le Directeur en personne reçoit leur délégation.
Après de longues minutes d’entretien, le petit groupe revient faire le résumé des échanges, sous l’œil discret de policiers rapidement venus faire de la surveillance : « C’est le directeur de la DDTM et il ne sait même pas ce que c’est que la mutagénèse ! » s’esclaffe une faucheuse. « Il nous a clairement dit qu’il était un exécutant et qu’il ne pouvait rien faire, que s’il défendait notre position il se ferait virer ! » élude un autre. On rigole : ce n’était peut-être pas le meilleur endroit où aller ! Mais peu importe, les faucheurs·ses volontaires ont déjà démontré leur efficacité à faire plier l’État français comme l’agro-industrie, et il s’agissait surtout là de marquer le coup et faire passer le message le plus directement possible jusqu’au gouvernement. Un message très clair : la résistance n’est pas prête de s’arrêter, et partout où le grand capital viendra main dans la main avec l’État pour imposer ses vues productivistes sur nos campagnes, les faucheurs et faucheuses volontaires viendront éventrer les sacs de semences, vider les bidons de glyphosate et dévaster les champs.
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