Nous voilà bien emmerdés

Un président de la république peut-il emmerder la population ? Macron a récemment émis le postulat que l’affaire était tout à fait possible et envisageable, alors que nous ne nous remettions qu’à peine de fêtes rendues plus angoissantes par la vague du nouveau variant Omicron. Que de mots délicats dans la bouche de ce président si parieur, qui a continué en pleine pandémie d’essorer l’hôpital public et de traiter comme un bétail corvéable à merci le personnel soignant… Mais qu’importe, même si le nouveau variant rebat bien des cartes en venant saturer les hôpitaux de non-vacciné·es, on va laisser courir, faudrait quand même pas paralyser l’économie, freiner la reprise alors que les élections approchent… quand bien même ce bon vieux Delta ne voudrait pas disparaître. Soit. Les personnes non-vaccinées paient malheureusement le prix fort d’une stratégie du forceps, qui aura, en stigmatisant plutôt qu’en convainquant, laissé des millions de récalcitrant·es à la vaccination, et envoyé beaucoup vers les services de réanimation. Et puis bon, puisqu’au final c’est quand même celles et ceux qui en font le plus les frais, on ne va pas se priver de les emmerder à nouveau un petit coup, ça coûte pas cher, histoire de focaliser la campagne électorale sur un clivage décidément bien commode.

Sur le terreau d’une profonde défiance envers l’État et les milieux scientifiques et économiques, Macron n’a eu de cesse, par son comportement tant que par sa stratégie, de souffler sur les braises dont prospèrent toute une génération de charlatans sectaires et de scientifiques egotripés, prophètes médiatiques qui parfois s’acoquinent avec l’extrême-droite, et qui sont parvenus à stimuler un bloc résistant au vaccin s’étendant des adeptes de la Rose blanche aux frères Bogdanoff, en passant par Monsieur et Madame Tout-le-monde. Les voix raisonnables qui pourraient questionner la logique du tout-vaccinal sans nier l’utilité d’un vaccin sont souvent vilipendées et mises au ban en même temps que les discours les plus problématiques. Une partie substantielle de la population qui continue de s’interroger, voit donc avec défiance la parole publique, y compris lorsqu’elle s’appuie sur des propos scientifiques.

Quoi de plus étonnant quand tout au long de ces deux ans de crise, tant de compromissions, de paris hasardeux, de promesses bafouées du gouvernement se sont accumulées ? L’exclusion progressive du champ sociétal visant les non-vacciné·es s’est accompagnée de leur stigmatisation par la parole politicienne de la majorité, tendant à leur faire porter la responsabilité de la surtension qui frappe les hôpitaux. Quelle saveur d’entendre Jean Castex leur faire la leçon quinze ans après avoir « rationnalisé » l’hôpital public et alors que son gouvernement pilote la stratégie sanitaire ! Et Macron d’assumer crânement ses propos si emmerdants qu’il ne pouvait que les tenir… Peut-être encouragé par ces tribunes de médecins traîtres à Hippocrate qui appellent à ne pas soigner tous ces irresponsables non-vacciné·es ?

Comme beaucoup de fumeurs, j’ai fait l’analogie et me suis demandé si ceux-là me laisseraient crever si j’arrivais avec un cancer dans leur service. Je fume depuis que je suis ado. À l’époque, l’État n’avait pas su me convaincre de l’inexorable asservissement à ce piège tendu par le grand capital. Pas plus qu’il n’a été capable d’empêcher les scandales des grandes industries pharmaceutiques choquant profondément la population. Pas plus qu’il n’est capable aujourd’hui, sous la houlette de ce gouvernement de start-uppers hors sol, de convaincre de l’utilité du vaccin comme protection préventive, les millions de personnes qui ont perdu confiance en sa parole.

L’autre jour, le fumeur que je suis sort acheter des clopes. Je croise une pote Gilet jaune qui fait la manche. On a vécu des dizaines et des dizaines de manifs ensemble, traversé la répression du mouvement inlassablement, elle, en scandant des slogans et en battant le pavé, moi, en tâchant de documenter les faits. C’est quelqu’un que j’aime beaucoup, dont la douceur et la générosité n’empêchent pas une puissante révolte face à l’injustice. Elle rencontre un jeune en galère dans la rue ? Elle le prend chez elle, avec ses chiens, lui offre un repas chaud, une douche, des croquettes, elle fait la manche pour qu’il n’ait pas à la faire, lui trouve des vêtements propres, le laisse rester le temps qu’il lui faut pour repartir. Un autre en galère de sa dose au beau milieu du confinement ? Elle traverse la ville pour lui trouver un substitut auprès d’une pharmacie de garde, elle lui file un peu d’argent pour qu’il s’achète à manger.

Ces élans de bonté sont régulièrement entrecoupés de véritables réquisitoires enflammés contre Macron, ennemi juré depuis la répression du mouvement fluo. Quand on a porté le gilet chaque samedi au milieu du gaz et du chant des grenades, quand on sait qu’un jour pas loin, un gamin de pas vingt ans, pacifiste, a perdu absurdement un œil, on déteste Macron, c’est comme ça. Et c’est normal. Je la croise au lendemain de l’annonce de la transformation du passe sanitaire en passe vaccinal. Je sais qu’elle n’est pas vaccinée, et j’en présume l’une des raisons. J’ai décelé progressivement dans son discours, depuis le mouvement anti-passe, auquel elle s’est régulièrement jointe dans une logique d’opposition presque charnelle au gouvernement, des signes d’adhésion aux théories des mouvances complotistes : les puces 5G, le forum de Davos, George Soros, le nouvel ordre mondial… On se salue, la mort dans l’âme, et elle part tout de suite dans une théorie qui vient relier le passe vaccinal à ce corpus trop bien connu. Je réponds machinalement une banalité sur la gestion de crise : « Si on ne lève pas les brevets de toute façon, on ne s’en sortira pas. » Stupéfaction. Elle porte sa main à ses lèvres et me regarde avec des yeux où se lit une intense peur : « Tu n’es pas vacciné au moins ? »

Comme beaucoup d’autres journalistes depuis le début de la pandémie, j’ai tenté de lutter, à mon humble échelle, contre la désinformation du gouvernement tant que contre celle véhiculée par certaines personnes, parfois sincèrement convaincues, parfois charlatans egotripés, profitant de la vulnérabilité d’autrui face au chaos d’une situation de crise systémique. En attaquant de front les discours portés par ces « mouvements », notamment complotiste ou antivax, qui manquent rarement de tirer profit de la désinformation qu’ils véhiculent, j’ai conscience que nous avons parfois braqué des personnes parmi celles et ceux qui remettent entière confiance en leur parole. Notre média a reçu plusieurs fois des intimidations, et l’un de nos photojournalistes a été pris à partie lors d’un rassemblement contre le passe sanitaire. Alors avec ma pote GJ, je ne voulais surtout pas entrer dans un schéma doxa contre doxa, stérile, sortir un discours tout fait, même celui, de bon sens, qui émane majoritairement du milieu scientifique pour répondre au complotisme. Et je voulais prendre le temps, comme je sais qu’elle le ferait pour n’importe qui, de répondre à la peur que j’ai vu dans son regard. Alors je lui ai plutôt parlé de mon vécu personnel.

Je viens d’une famille de soignant·es. C’est comme ça. Ma grand-mère et mon grand-père étaient médecins ; ma mère, plusieurs de mes tantes, mes sœurs, nombre de mes cousins et cousines, appartiennent aux milieux médical ou de la recherche. C’est comme une tradition, à chaque génération, il y en a toujours quelques-un·es qui soignent ou qui cherchent, ou les deux. Au début du Covid, tout le monde était pour ainsi dire sur le pied de guerre et j’ai eu la chance inestimable d’avoir accès à la fois à l’information et à l’analyse critique de celles et ceux qui pratiquaient le terrain, tant sur la réalité violente de la pandémie que sur la gestion de la crise par le gouvernement. En suivant assidument les réseaux sociaux, j’ai été saisi de voir des pans entiers de population transformer leur défiance dans les pouvoirs publics en véritables cabales confuses, entraînées par des figures médiatiques aux intérêts parfois tout étrangers à la santé publique. Comme bon nombre, j’ai vécu de manière angoissée le premier confinement, tant par l’inconnue sanitaire qui se posait à l’échelle mondiale, que par la perspective que cette crise soit en France gérée par un gars qui a envoyé sa police crever des yeux et arracher des mains à sa population pour se prémunir d’une révolte populaire bien méritée. J’ai vu dans la perspective d’un vaccin, un moyen soumis au contrôle et à la validation de la science, de préserver les plus vulnérables d’entre nous et d’éviter en partie l’hécatombe qui nous était promise en cas d’inaction. Parce qu’il reste, comme un principe et malgré l’emprise du capitalisme sur le monde, cette distinction à opérer entre la science et son application industrielle, même s’il ne faut jamais perdre de vue l’entremêlement qui peut se produire entre elles.

Rapidement après les premiers cas officiels, plusieurs de mes proches étaient mobilisé·es contre ce qui avait subitement pris le nom de pandémie mondiale. Avec angoisse, tant la maladie, qu’on ne connaissait pas encore vraiment, pouvait prendre des formes virulentes et inattendues, avec cette crainte permanente de contaminer à la maison… Tout le secteur médical s’est arcbouté contre un virus inconnu avec… les moyens du bord. Et les médias de masse ont catalysé l’évidente impréparation de la crise par le gouvernement, dans une atmosphère étouffante de fin du monde. On s’en souvient toutes et tous. Alors, il y avait souvent colère ou sarcasme quant à l’inconséquence étourdissante de certain·es ministres ou porte-paroles : négation de la gravité de la pandémie dans un premier temps, mensonges sur les stocks et sur l’utilité des masques, attitudes confuses et peu pédagogiques, désorganisation étatique dans la réponse à la première vague, stigmatisation de la population tombée malade, opacité totale des prises de décision… Et enfin, le recours à la répression pour mettre sous cloche un pays en proie à une forte dégradation sociale, sans donner à la santé publique de véritables moyens pour faire face à la crise. Bien loin de ce qu’on est en droit d’attendre d’une république qui se veut démocratique.

Je n’ai pas couru immédiatement me faire vacciner lorsque cela a été possible pour ma tranche d’âge. Je ne me considère alors pas parmi les populations les plus prioritaires et je limite les contacts avec les personnes à risque de mon entourage. Des proches ou des connaissances sont directement touchés, parfois avec des séquelles, parfois mortellement. Je me dis qu’il faudrait surtout mettre le paquet sur les personnes âgées ou à risques, et qu’il faudrait d’urgence lever les brevets pour les pays les moins bien préparés. Puis, la rapidité avec laquelle le gouvernement a enclenché la généralisation du passe sanitaire, avec le tact qui lui est propre, m’a littéralement estomaqué. L’idée de catégoriser la population et de lui soustraire des droits élémentaires, alors même que la lenteur de la campagne de vaccination résultait tant de l’inconséquence du gouvernement que de son incapacité à convaincre des bénéfices du vaccin, ça allait au-delà de l’imaginable. D’autre part, avec l’arrivée de nouveaux variants, ces bénéfices ont malheureusement décliné, ce qui donne du grain à moudre aux non convaincu·es. Alors priver de leurs droits et stigmatiser des personnes qui par ailleurs, respectent la loi, au milieu d’une situation sanitaire qui se montre évolutive… Sur les 5 millions de personnes « récalcitrant·es » au vaccin, de purs antivax il y en a, certes. Mais il y a aussi beaucoup de gens qui ont toutes leurs raisons d’être inquiets après la gestion de cette crise par le gouvernement, notamment sur le plan de la communication. Et parfois même, de refuser le vaccin.

Alors, comme beaucoup d’autres personnes, par principe, je ne me suis pas pressé pour me faire vacciner et j’ai vécu quelques mois dans la privation sociale. Ce qui m’a convaincu de passer le cap, c’est que l’une des personnes qui me sont très proches, a appris être atteinte d’une maladie que n’importe quelle vaccination peut aggraver. J’ai ressenti la nécessité de la protéger autant que je le pouvais d’une potentielle contamination. De nombreuses personnes ne rentrent pas forcément, au cœur de cette situation de crise, dans le cadre d’une médecine aujourd’hui protocolisée, et subissent de fait tous les désagréments et privations de droits qu’engendre le passe sanitaire, aujourd’hui vaccinal. Alors quand Macron dit qu’il a bien envie d’emmerder les non-vacciné·es, c’est aussi de celles-là dont il parle. C’est aussi, encore, de nombre de mes proches, de mes potes, qui révolté·es, ne peuvent se laisser convaincre. Ça m’a donc beaucoup mis en colère. Parce que Macron et sa clique sont responsables d’un immense ensemble de la population rétive à la vaccination : celle qui par manque d’accès aux soins ou par précarité connaît de grandes difficultés à se faire vacciner, et celle dont ils ont précipité l’éloignement de la parole scientifique ou publique en multipliant les mensonges, les coups de force et les stigmatisations incessantes.

Hier encore, Denis Agret, médecin démissionnaire et égérie du mouvement antivax, s’exprimait devant des milliers de personnes sur la place de la Comédie à Montpellier. Cette même personne racontait, il y a quelques mois, qu’une injection du vaccin sur deux était un placebo, tout en insinuant que les soins étaient interdits aux non-vacciné·es. Quand il exhorte ces manifestant·es anti-passe à ne plus porter le masque, que ce soit dans les transports ou au travail, et quand il leur dit que les non-vacciné·es sont majoritaires en France, les gens applaudissent. Ils ne sont même pas forcément antivax. Mais, jetés au cœur de la cacophonie politique stigmatisante et liberticide que vomit le gouvernement, ne leur faut-il pas, en toute humanité, à nouveau faire sens, reprendre la parole, échanger et se comprendre : faire en commun ? Comment ne pas comprendre que leur exclusion du champ social s’explique par une certaine logique, et comment, de leur point de vue, ne pas voir celle-ci comme purement diabolique, au mieux méprisante ? Il suffit d’entendre deux minutes d’une interview de Castex, d’un discours de Véran, ou d’un débat à l’Assemblée nationale pour le comprendre. Il suffit de lire les propos d’un président qui emmerde ses administré·es.

Alors quand j’ai recroisé ma pote Gilet jaune hier, et qu’elle est venue me parler de ces prises de parole au début de la manif, qu’elle a trouvé fort « intéressantes », j’ai ressenti une colère vraiment sourde. Pas contre Denis Agret, ni contre les antivax radicaux, leurs propos dangereux ou confus. Mais contre Macron et contre sa merde, bien plus dangereuse et pourquoi pas confuse. Parce que je me suis rappelé subitement que ça n’allait pas s’arrêter. Que le gouvernement allait faire feu de tout bois pendant cette campagne électorale, et se montrer largement prêt à sacrifier la santé comme l’intégration sociale de toutes ces personnes, dont certaines n’auront de toute évidence jamais plus confiance dans la parole politique et scientifique, tout en se payant le luxe de les infantiliser. Et en appelant joyeusement le reste de la population à se joindre à la lapidation. Parce qu’il va en falloir, de la merde, pour masquer la casse de l’hôpital public en pleine pandémie et les dizaines de milliers de morts qui auraient pu être évitées sans les « paris » irresponsables du chef de l’État. Il va en falloir pour regarder les gens dans les yeux et leur dire que le déremboursement des tests dits de “confort” pour les non-vacciné·es est une mesure sanitaire entendable, et non l’accentuation d’une pression liberticide sur une partie importante de la population. Pour faire oublier qu’au “vivre avec” à 500 morts par jour a finalement succédé la mise en place d’un contrôle social et sanitaire liberticide à vaste échelle sans qu’aucune des revendications du corps médical n’ait véritablement été traduite, et ce alors qu’on devrait manifestement avoir à lutter contre un virus récurrent pendant encore des années.

Un peu plus tard, alors que le cortège anti passe vaccinal se masse devant la gare, une altercation éclate entre une usagère excédée, accompagnée de sa fille adolescente, et des manifestant·es. L’usagère tient ces dernier·es pour responsables du blocage de la gare (les accès ont été fermés par la SNCF au passage du cortège). L’embrouille évidemment dérive sur la question de la vaccination, le ton monte, parfois menaçant, l’une et les autres se tiennent pour moutons ou irresponsables, une partie de la foule finit par stigmatiser en chœur la femme, qui assume sa vaccination. Et déplore que toute cette question ne soit que division et que, pour elle, les manifestant·es se trompent de combat. À côté d’elle, des larmes coulent sur les joues de sa fille, terrorisée.

Comme des milliards d’êtres humains, j’ai désormais un vécu propre à la crise du Covid. Le traitement des mouvements sociaux et des luttes en France par la mandature macroniste m’a profondément marqué. Celui de la population issue de l’immigration à travers sa stigmatisation médiatique et politique incessante aussi. Mais celui de la crise sanitaire, qui a brassé bien des questions politiques, m’a convaincu qu’aucun angle sociétal ni aucun événement majeur ne peut plus être traité par la caste dirigeante néolibérale autrement que par l’autoritarisme et la perversion. Les thématiques abondamment propagées dans les médias de masse à l’aube de cette campagne présidentielle semblent s’inscrire en creux dans cette tendance. À mes yeux, les profondes crises auxquelles l’ensemble de l’humanité fait face en un destin commun, au premier rang desquelles la crise sanitaire et la crise écologique, ne pourront vraisemblablement trouver de résolution que dans le renouvellement de la structure sociale, économique et politique, qui quadrille jusque-là notre société et promeut de telles idéologies. Autrement, le fonctionnement politique résultant de cette organisation ne pourra proposer qu’une réponse erratique et absurde, tournant en rond face à notre inéluctable autodestruction, comme un poulet sans tête. Mais, comme nombre de mes semblables, en regard de l’expérience de la vie, je n’ai naturellement aucun espoir qu’une telle chose se produise. Alors nous voilà bien emmerdés, et comme souvent dans l’histoire, il ne nous reste peut-être plus qu’à rendre la pareille à l’emmerdeur.







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